Comme Un Dernier Rayon

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Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyre
  Animent la fin d'un beau jour,
  Au pied de l'échafaud j'essaye encor ma lyre.
  Peut-être est-ce bientôt mon tour;
  Peut-être avant que l'heure en cercle promenée 
  Ait posé sur l'émail brillant,
  Dans les soixante pas où sa route est bornée,
  Son pied sonore et vigilant,
  Le sommeil du tombeau pressera ma paupière.
  Avant que de ses deux moitiés 
  Ce vers que je commence ait atteint la dernière,
  Peut-être en ces murs effrayés   Le messager de mort, noir recruteur des ombres,
  Escorté d'infâmes soldats,
  Ébranlant de mon nom ces longs corridors sombres, 
  Où seul, dans la foule à grands pas
  J'erre, aiguisant ces dards persécuteurs du crime,
  Du juste trop faibles soutiens,
  Sur mes lèvres soudain va suspendre la rime;
  Et chargeant mes bras de liens, 
  Me traîner, amassant en foule à mon passage
  Mes tristes compagnons reclus,
  Qui me connaissaient tous avant l'affreux message,
  Mais qui ne me connaissent plus.
  Eh bien! j'ai trop vécu. Quelle franchise auguste, 
  De mâle constance et d'honneur
  Quels exemples sacrés doux à l'âme du juste,
  Pour lui quelle ombre de bonheur,
  Quelle Thémis terrible aux têtes criminelles,
  Quels pleurs d'une noble pitié, 
  Des antiques bienfaits quels souvenirs fidèles,
  Quels beaux échanges d'amitié,   Font digne de regrets l'habitacle des hommes?
  La peur blême et louche est leur Dieu,
  La bassesse, la honte. Ah! lâches que nous sommes! 
  Tous, oui, tous. Adieu, terre, adieu.
  Vienne, vienne la mort! que la mort me délivre!...
  Ainsi donc, mon coeur abattu
  Cède au poids de ses maux!--Non, non, puisse-je vivre!
  Ma vie importe à la vertu. 
  Car l'honnête homme enfin, victime de l'outrage,
  Dans les cachots, près du cercueil,
  Relève plus altiers son front et son langage,
  Brillant d'un généreux orgueil.
  S'il est écrit aux cieux que jamais une épée 
  N'étincellera dans mes mains,
  Dans l'encre et l'amertume une autre arme trempée   Peut encor servir les humains.
  Justice, vérité, si ma main, si ma bouche,
  Si mes pensers les plus secrets 
  Ne froncèrent jamais votre sourcil farouche,
  Et si les infâmes progrès,
  Si la risée atroce, ou plus atroce injure,
  L'encens de hideux scélérats,
  Ont pénétré vos coeurs d'une large blessure, 
  Sauvez-moi. Conservez un bras
  Qui lance votre foudre, un amant qui vous venge.
  Mourir sans vider mon carquois!
  Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
  Ces bourreaux barbouilleurs de lois! 
  Ces vers cadavéreux de la France asservie,
  Égorgée! ô mon cher trésor,
  O ma plume, fiel, bile, horreur, dieux de ma vie!
  Par vous seuls je respire encor:
  Comme la poix brûlante agitée en ses veines 
  Ressuscite un flambeau mourant.
  Je souffre; mais je vis. Par vous, loin de mes peines,
  D'espérance un vaste torrent
  Me transporte. Sans vous, comme un poison livide,
  L'invisible dent du chagrin, 
  Mes amis opprimés, du menteur homicide
  Les succès, le sceptre d'airain,
  Des bons proscrits par lui la mort ou la ruine,
  L'opprobre de subir sa loi,
  Tout eût tari ma vie, ou contre ma poitrine 
  Dirigé mon poignard. Mais quoi!
  Nul ne resterait donc pour attendrir l'histoire
  Sur tant de justes massacrés!
  Pour consoler leurs fils, leurs veuves, leur mémoire!
  Pour que des brigands abhorrés 
  Frémissent aux portraits noirs de leur ressemblance!
  Pour descendre jusqu'aux enfers
  Nouer le triple fouet, le fouet de la vengeance
  Déjà levé sur ces pervers!
  Pour cracher sur leurs noms, pour chanter leur supplice! 
  Allons, étouffe tes clameurs;
  Souffre, ô coeur gros de haine, affamé de justice.
  Toi, vertu, pleure si je meurs.

© André Marie de Chénier